Huit ans, encore huit ans à tenir…
Il s’était arrêté quelques minutes, son camion stationné sous les rares arbres présents sur cette aire de repos.
Les deux vitres baissées pour tenter de ventiler l’habitacle de métal qui avec cette chaleur torride devenait au fil des heures de moins en moins respirable.
Un gobelet de café à la main, les yeux clos, il tentait de retrouver quelques forces avant de reprendre la route.
Il ne pouvait pas s’éterniser, il avait encore de nombreuses marchandises à livrer mais aussi, et ce n’était pas un secret, il savait que l’activité du véhicule était sous contrôle, tracée, que les temps de conduite et de repos étaient enregistrés, à la seconde près et en cas d’arrêts trop prolongés il serait appelé au bureau où il devrait expliquer et justifier les raisons de ces arrêts.
Les yeux fermés, sans dormir, il buvait le café à très lentes gorgées pour, croyait-il, que la caféine puisse se diffuser efficacement dans chaque parcelle de son corps, de ses muscles, de son cerveau et le tenir ainsi éveillé pour lui permettre de terminer cette journée.
Il était levé depuis 04.00 heures.
A cette heure-là, le sommeil est encore profond, comme un coma. Quand la sonnerie du réveil déchire le silence, c’est chaque fois le même moment de stupeur, le même effroi, la même accélération cardiaque, brutale, un grand coup dans la poitrine.
C’est une immense frustration, presque de la colère, une lutte contre une irrépressible envie de rester au lit, bien douillet et replonger dans un sommeil jouissif.
Puis, dans un réflexe, son corps et son esprit se mobilisent. A cet instant il sait que ce n’est pas tout à fait conscient, c’est comme si une partie de lui, sur laquelle il n’a pas de pouvoir, prend le contrôle pour le mobiliser de force, contre son désir profond.
Une fois debout, sans faire de bruit pour ne pas éveiller sa femme, une première course s’engage. Il a trente minutes pour faire sa toilette, s’habiller, engloutir un petit-déjeuner puis filer jusqu’à l’entreprise où l’attend son camion que des collègues de la pause de nuit ont rempli de marchandises.
Comme lui, ses collègues chauffeurs sont majoritairement silencieux, taciturnes, sans effusion de paroles et de gestes. Beaucoup ont déjà un gobelet de café à la main et certains fument une cigarette. Café et cigarette, les complices toxiques de ces hommes déjà fatigués avant de débuter leur journée de travail.
C’est ainsi toute l’année, cinq jours sur sept, par tous les temps.
Le plus dur c’est l’hiver avec le jour qui se lève tard, ces nuits qui n’en finissent pas et tous ces kilomètres et ces livraisons que l’on fait d’abord dans l’obscurité, accentuant cette sensation de fatigue qui ne vous lâche pas, le regard concentré au travers la lumière des phares jusqu’à provoquer des picotements dans les yeux que l’on s’efforce de garder ouverts alors que les paupières sont encore si lourdes.
Et quand s’ajoutent, parfois conjugués, le froid, la pluie, le brouillard, la neige, le verglas, il y a des journées de travail qui sont comme des calvaires, où l’on ne songe qu’à une seule chose : rentrer à la maison, se coller le dos au foyer, avaler son repas puis retrouver son lit et s’engloutir dans un sommeil de plomb, s’anesthésier pour tenter de recharger au maximum ses batteries parce que l’on sait que le lendemain, à 04.00 heures, cela recommence.
Lui, cela fait 35 ans que cela dure. Combien de milliers de kilomètres a-t-il avalé, combien de lignes blanches, de lignes pointillées, de priorités de droite, de STOP, de manœuvres compliquées, de changements de vitesses, d’embouteillages, d’accidents évités, de bras d’honneur, d’injures, de palettes chargées et déchargées, de pleins de fuel, de cafés engloutis, d’envies de dormir ?
Ils sont des dizaines de milliers comme lui à hanter les routes, à charrier des milliards de tonnes de marchandises pour continuer à faire tourner cette roue folle qu’est notre monde.
Ils sont des dizaines de milliers mais chacun dans son bahut, comme des navigateurs solitaires sur une mer de bitume.
Ils sont l’oxygène dans le sang des artères de nos sociétés que l’on dit modernes.
Trente-cinq ans derrière un volant et il sait qu’il en a encore au minimum pour huit ans.
Encore huit ans à la même cadence alors que son corps s’essouffle, que diverses douleurs se sont installées, rendant la tâche encore plus ardue, plus lourde à mener.
La volonté et le courage ne suffisent plus, son véhicule, son corps, veut s’arrêter.
Encore huit ans à tenir.
Huit ans à livrer des crasses comme il dit, de la malbouffe qu’il livre par palettes, tous les jours rendant encore un peu plus absurde ce parcours.
Il n’a pas toujours transporté ce type de marchandises mais depuis quelques années c’est son lot quotidien.
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !